La mère
C’était toujours la première arrivée sur la plage, le matin.
De ma chambre, je la voyais venir avec ses cinq enfants dont l’aîné n’avait pas sept ans. Les trois grands marchaient devant. Elle portait sur un bras le tout petit dernier, et tenait de sa main libre un autre bébé d’environ dix-huit mois. Jamais de bonne avec elle.
Grande, svelte, distinguée, elle ne paraissait certainement pas les trente-deux ans, que je lui sus plus tard.
Point très jolie, sa physionomie était d’un charme inexprimable. Quand elle souriait, surtout, on restait sous la séduction d’une candeur exquise comme si la jeune fille qu’elle avait été revenait sourire dans les yeux et dans la bouche de la femme devenue.
Son mari, un grand bel homme d’un peu moins de quarante ans, arrivait régulièrement le samedi soir, et repartait, avec la même régularité, le lundi matin. Employé dans une grande administration.
Le reste de la semaine, elle restait seule avec ses enfants. Société charmante, car jamais je n’ai vu de plus beaux enfants, ni mieux portants, ni plus joyeux. Et c’était vraiment touchant de voir comme elle les aimait, ses chéris, et comme ils adoraient leur petite mère.
Au plus fort de leurs jeux, sans motif apparent, tout d’un coup, ils s’abattaient vers maman, comme une volée d’oiseaux, et c’était une tempête de baisers réciproques.
– M’man, ferme tes yeux.
– Pourquoi faire, Jacques ?
– Que j’t’embrasse dessus.
Et mille autres charmantes folies qui font hausser les épaules aux imbéciles.
Le premier soir qu’ils étaient arrivés, le coucher de soleil avait causé aux enfants une angoisse terrible.
– Oh ! maman, maman, le soleil qui tombe dans l’eau ! Mais il va s’éteindre !
Alors, Jacques, qui frise l’âge de raison, les avait philosophiquement rassurés.
– Laissez donc, il doit être habitué, depuis le temps.
Je ne sais pourquoi, je m’était pris d’une ardente sympathie pour cette femme, sympathie mêlée de curiosité, car, j’en étais sûr, elle avait un passé peu banal.
Je n’eus pas, une minute, l’idée d’entrer en relation avec elle ; d’abord cela eût été odieusement indiscret, et puis, tout dans son attitude annonçait qu’elle était bien décidée à se contenter de la seule société de ses enfants. Quelques tentatives de ses voisines de plage étaient restées sans résultat.
Je fus plus heureux. Les enfants ont un flair particulier et infaillible pour deviner ceux qui les aiment. Tout de suite, je fus l’ami de ces bébés.
Jacques, surtout, ne pouvait pas se passer de moi. Il me demanda mon nom, et sans plus de façon, se mit à me tutoyer.
Je lui appris tous les jeux que je connaissais. Nous fîmes ensemble de redoutables fortifications en sable et galets, et plus d’une fois nous opposâmes à l’Océan des barrières de trente centimètres, qui entravèrent sa course pendant une bonne demi-minute.
Si bien qu’un beau dimanche, Jacques me présenta à son père, sans cérémonie, comme on présente un vieux copain.
Le papa me présenta à la maman, qui me remercia de ma complaisance à distraire ses enfants.
– Mais, madame, lui répondis-je, je n’ai aucun mérite à cela. Je m’amuse autant qu’eux.
J’avais frappé juste.
C’est la première fois que je vis l’adorable et candide sourire.
À partir de ce moment, je pus la saluer, échanger quelques paroles. Et puis, quand je vis que cela ne lui déplaisait pas, je m’assis parfois auprès d’elle.
Bientôt, nos relations devinrent plus intimes.
Elle me conta son histoire, car, je ne m’étais pas trompé, elle avait une histoire.
En 70, à seize ans, elle se trouvait fiancée à un de ses cousins, qu’elle aimait éperdument.
La guerre arriva, et les désastres et le siège.
Le cousin s’était engagé dans un régiment de ligne.
Le lendemain de Champigny, on le rapporta à Paris, les deux jambes broyées par les obus prussiens.
Après quinze jours d’atroces souffrances, il mourut.
Sa fiancée, qui ne l’avait pas quitté un instant, le soignant, le pansant elle-même, éprouva une douleur qui faillit la tuer.
Elle en revint pourtant, mais désespérée, dit adieu au monde et se fit sœur de Saint-Vincent-de-Paul, pour – en mémoire de son cher mort – soigner des soldats malades ou blessés, pendant toute sa vie.
Partout où l’on se battait, partout où l’on mourait, tué par les balles et les épidémies, sœur Marie allait, jamais lasse, jamais rebutée. Un besoin de se dévouer l’avait prise tout entière, insatiable.
Voilà bientôt dix ans, elle se trouvait dans un hôpital lointain du Sud-Oranais.
Des tribus s’étaient révoltées, et on fusillait ferme par là, un peu au hasard.
Un jour, dans le tas, une femme fut tuée, qui allaitait un tout petit enfant. Le capitaine, un bon diable, fut touché des cris du pauvre être, et au lieu de l’expédier rejoindre sa mère, le ramassa et le ramena à l’hôpital.
On confia le petit à sœur Marie.
Le jeune moricaud piaillait, à déchirer les tympans les plus solides. Ses menottes noires se déchiraient aux rudes plis de la robe de bure, cherchant à les ouvrir, car il avait senti qu’il y avait là un sein.
Sœur Marie pleurait de rage, à l’idée que ses mamelles étaient stériles, et elle fût morte joyeusement pour pouvoir donner un peu de ce bon lait chaud qui fait vivre les tout-petits.
Le sentiment de la maternité, qui sommeille chez toutes les femmes, s’était éveillé en elle, ardent, flamboyant, douloureusement âpre.
Et le petit meurtrissait ses poings sur les seins qui frémissaient de leur inanité.
Elle l’embrassait, le berçait et mouillait de ses larmes la pauvre petite tête grimaçante.
À la fin, on trouva du lait de chèvre sur lequel l’enfant se jeta goulûment, si goulûment qu’il mourut le soir même.
Une mère qui perd son enfant le plus cher n’éprouve pas plus de chagrin que n’en eut sœur Marie de la mort de ce petit Arabe qu’elle ne connaissait pas.
La maternité qui soudain avait surgi en elle, continua à la tenir exclusivement, hystériquement presque.
Elle n’essaya pas de lutter.
Un mois après, elle était rentrée dans sa famille.
Alors, posément, en ex-ambulancière qui sait ce que c’est qu’un homme, elle choisit celui qui serait le père de ses enfants.
Sa fortune lui permettait le choix.
Elle épousa un bon garçon, ni trop malin ni trop bête, mais gaillard superbe qui jusqu’à présent l’a faite mère cinq fois.
Et elle espère bien que ça n’est pas fini.